Lisbeï
Grand tripotage de nombril et autres divagations
novembre 07, 2003
Dos au mur

Il me parlait de son travail. De ces gens âgés qu’il rencontre, qu’il fait parler, ces gens âgés dont il tente d’extraire le savoir avant qu’il ne soit trop tard.
Ces gens qui il y a 50, 60, 80 ans vivaient dans un autre monde. Un monde sans téléphone, sans télé, sans tgv, sans avion, sans Net, ces gens pour qui la notion d’Etat à une journée de cheval avait encore un sens. Ces gens dont les parents sont partis par un bel après-midi d’été, par une radieuse journée de travail, heureux, fiers et excités de récolter le fruit de leur labeur, ces gens qui ont vu leurs pères dételer les chevaux pour les amener à la préfecture, ces gens qui ont troqués leurs outils, leurs champs, leurs femmes et leurs petits pour un uniforme bleu-blanc-rouge et des fleurs dans leurs tromblons déjà d’un autre âge. Ces gens qui vivaient dans des microsociétés dont le contrôle social était la norme rigide, où la communauté et l’interdépendance locale était tellement forte que l’excommunication civile ou religieuse équivalait au bannissement. Ces gens qui épousait la fille du village voisin courtisée à la sortie de la messe avant de l’emmener au bal si les familles étaient d’accord, puis de se fiancer, puis de se marier "jusqu’à ce que la mort les sépare". Ces gens qui gagnaient leur vie en exerçant des métiers qui paraissent ovniesques aujourd’hui. Ces gens dont l’histoire est plus orale qu’écrite, ces gens qui racontent un autre monde, qui nous permettent de comprendre, de suivre l’évolution du temps. Ces gens qui pleurent, émus par ces mots qu’on leur demande de transmettre, qui pleurent parce que d’un seul coup ils ne sont plus les victimes de l’âge et de ses trahisons, mais enfants aux côtés de leurs aînés, vivants, forts, amoureux, jeunes parents. Comme moi, comme nous maintenant. Ces gens que notre monde cache, parce que ce ne sont pas de CSP+ urbains branchés high-tech, ces gens qu’on retrouve à l’odeur, qui meurent dans les couloirs des mouroirs, ces gens que seront nos parents, que nous serons aussi. Ces gens qui nous expliquent aussi d’où on vient, et nos enfants, et nos petits enfants, et les autres aussi. Ces gens dont la richesse et la contribution à ce qui nous reste de communauté est niée. Tous ces gens lents, polis, souvent infantilisés, qui aiment les cheveux bleutés.

Il me parle de son travail, et ça m’émeut aussi. Beaucoup. Parce que c’est aussi pour ces raisons là, pour cette envie là, préserver cette richesse et la transmettre, qu’il y a longtemps j’ai usé mes jeans’ à l’UFR d’histoire de Paris 7. Parce ce que ça me touchait, ça m‘émouvait, cette histoire sociale, quotidienne, à la fois si simple et si forte, ça faisait écho aussi sûrement au vide de ma propre famille. Il me parle de son travail sur l’histoire orale, et ça m’émeut parce qu’il y a longtemps, j’avais tenté d’aller m’enfermer sur l’ile d’Ouessant pour justement rencontrer ces gens, les écouter, garder pour la communauté ces témoignages de femmes seules, de veuves de marin de 18 ans, de gardiens de phare, d’isolement absolu sur un bout de caillou battu par l’océan, des semaines, des mois entiers parfois. Les écouter avant que la mort ne plonge tout ça dans l'oubli. Parce que si une fille aussi urbaine et « moderne » que moi se laisse aller parfois à la rêverie de la couture, à créer des choses douces avec des symboles de couleurs et de motifs, c’est parce que j’ai le sentiment parfois de rejoindre ainsi ces générations de femmes, de micro-vies, de micro-sociétés, de micro-communautés, de micro-histoires, de continuité quelque part. Parce que si je pleure intellectuellement de bonheur en écoutant l’histoire telle que la conçoit Arlette Farge (video), c’est parce qu’elle parle de cette histoire vivante, chaude, précieuse, et non de dates sans vie qui ont écœuré des générations d’enfants et d’ados, et qui ont réussies, ces s@loperies de dates qui n’ont rien à voir avec le fond du shmilblik, à faire de l’histoire un repoussoir et une corvée.

Il me parle de son travail, de ces gens qu’il rencontre. Il imite quelques instants leur accent du sud, ces accents symboles forts par le passé, avant que l’Etat puis le monde ne les effacent à coup de télé et de normalisation. Il a lui-même « attrapé » cette pointe de chantant sur certains sons, certains mots.

Il me parle de son travail. Ce soir aussi, il va m’en parler. Mais là, il aura fait 700 km pour venir m’en parler.

Morte de trouille.
posted by Lisbeï @ 11/07/2003 02:37:00 PM ::
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