décembre 01, 2003 |
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365,25 jours par an, World Aids Day
Je me souviens de Marie. Et de Jean-François.
Jean-François, souriant, taquin, emporté, entier, passionné, qui arpentait les pays de l’est caméra à l’épaule et russe bilingue en bouche, Jean-François qui aimait Marie et Marie qui aimait Jean-François. Je me souviens d’une escale à Paris un peu moins tonitruante que d’habitude. Des réponses évasives de Marie. "Jeff est rentré, c’est quand qu’on fête ça ?" Je me souviens des murs de silence, ces longues semaines implacables. Je me souviens de ces infos surréalistes, glanée par hasard auprès d’un ami commun qu’on devait juger plus digne de confiance que moi. Méningite foudroyante ? Jeff mort en 15 jours à l’hosto ? Mariage sur son lit de mort avec Marie, pour les papiers, la légalité, les sous ? (contre tous leurs principes de couple autonome). L’enterrement de Jeff, presque en catimini ? Et puis quelques mois après, ce petit mot de Marie : "Je suis à Batz, tu fais escale ?" Cette soirée d’été avec la blonde et frêle Marie, un anneau d’or étincelant à l’annulaire gauche, cet anneau si neuf, sans traces, sur cette main blanche et délicate. Marie pâle et frêle, ce demi-sourire au coin des lèvres… Et puis ces mots, ces mots hallucinants sur lesquels je me suis bien gardée de demander des détails. "Jeff est mort du sida. Je l’ai aussi" Comment ? Je ne sais pas. Qui l’a donné à qui ? Je ne sais pas. Depuis quand ? Je ne sais pas. Autant de questions que je n’ai pas voulu poser, autant de réponses qu’elle n’a pas souhaité m’apporter. Ca aurait servi à quoi en plus, faut-il donc toujours chercher un coupable? Je ne me suis autorisée qu’une seule question : "Que vas-tu faire maintenant ? Continuer comme je peux" Je l’ai serrée fort dans mes bras ce soir là, la frêle Marie, lui ai proposé d’embarquer pour quelques jours, mais non, elle voulait rester à Batz. J’ai pleuré seule ensuite, pleuré sur Jeff, sur Marie, sur cette saloperie d’injustice, hoquetant de rage impuissante. Je l’ai appelée de nouveau une fois rentrée à Paris. Une fois, trois fois, dix fois. Je lui ai laissé des mots, appelé les potes communs. "Marie ? Abonnée absente" Certes. Elle s’est suicidée en novembre 99, 6 mois après la mort de Jean-François.
J’ai souvent honte de ce blog. Honte qu’il ne soit qu’un outil de misérabilisme nombriliste vain. Il y a tellement de choses à faire savoir, à exprimer sur le monde extérieur, de ripostes à organiser avant qu’on ne succombe tous à cette machine sociale, économique et politique à broyer les hommes et les femmes… Honte de ne rien apporter ne serait-ce que minime à cette urgence là, et de gaspiller mon temps à geindre, moi qui n’ai concretement aucune raison valable de geindre… Je ne sais pas écrire autre choses que mes divagations rassies, mais en ce 1er décembre, journée mondiale contre le sida, je tente de lier nombrilisme et "utilité du témoignage", aussi vain soit-il.
Je me souviens de l’époque où la blague "La vie est la seule maladie sexuellement transmissible et incurable qui mène droit à la mort" en était une. J’appartiens à cette génération hybride où la seule terreur inculquée par nos aîné(e)s était de tomber enceinte, et qui se mit donc sous pilule dès 16/17 ans. Parce que passé le rush des hormones, quand tu te retrouves entortillée dans un drap à compter les jours comme une gamine sur tes 10 doigts et que tu te rends compte que, bingo, magnifique, parfait, tu viens tout juste de compter 15, tu te trouves un peu minable. Voir très. Et qu’ensuite tu passes les 24 pires heures de ta vie accrochée à ton lit, en priant pour ne pas vomir tes "pilules du lendemain" que le toubib t’as prescrit (ce qu’il n’avait pas le droit de faire à l’époque, et qui consistait tout simplement en 2 prises de 2 pilules ultra-dosées) en te disant "Pourquoi c’est à moi d’endurer un truc pareil ? Plus jamais ça !" Donc, zou, pilule, point final. Cette génération hybride, cette génération charnière qui n’a pas connu la capote tout de suite, mais qui a dû s’y faire passé 20/22 ans, alors que les bonnes habitudes de "sans" étaient déjà prises. Cette génération hybride chez qui ça ne sera jamais un geste "naturel" parce qu’on a tous appris sans, et c’est vrai que c’est tellement bien sans… Alors tu fais des conneries, parce que les hormones sont plus fortes, et tu te retrouves les yeux dans les yeux avec un toubib au centre de dépistage de St Antoine, te maudissant intérieurement jusqu’à la 10e génération de ton irresponsabilité… Tu sors de là les genoux tout mous… Ouf… Et puis encore une fois, tu te dis "Plus jamais ça". Alors si le seul truc qui te terrifie assez (aussi irrationnel et minable que cela soit) c’est de tomber enceinte, tu arrêtes la chimie artificielle, tu arrêtes les hormones tue-libido, et telle Eve, tu laisses ton corps reprendre son rythme naturel…
Et tu mets des capotes, ou plutôt tu obliges… Parce que pour les hommes de cette génération-hybride là, c’est encore plus difficile, et je ne parle même pas de ceux qui sont aujourd’hui bien avancés dans la trentaine… Une blague de fille : "Le meilleur moyen de faire débander un mec qui en veut à ta vertu ? Sors une capote". Le pire, c’est que ça marche à 50%. Les mecs en perdent tous leurs moyens… Alors j’utilise le préservatif comme… un préservatif contre tout… parce que ce superbe pays des Droits de l’Homme est encore régit par une loi de 1920 qui pénalise la promotion de la contraception, et que c’est bien aussi pour ça que les campagnes de prévention contre le sida ont mis tellement de temps à se mettre en place, sans parler d'être à la hauteur, parce que la capote, c’est le seul moyen de prévention des MST qui soit AUSSI une méthode contraceptive, même si moins efficace que la pilule… Et chez nous les presque-vieux, je crois que ce dualisme n’est toujours pas passé…
Et puis le sexe, cette activité coupable qu’on ose détacher du devoir de procréation, et puis les homosexuel(le)s, puni(e)s par les foudres de dieu de leurs activités immorales, et puis les toxicos, tout ça c’est bien fait pour eux… Parce que c’était bien connu à mon époque de mamie, le sida c’était que les "pédés" et les "tox"… Pas de femmes là dedans, pas d’hétéros… "soupir"… Digne de "Tu peux pas être enceinte si c’est la première fois"… Quelle bêtise…
Et je ne parle pas des mouroirs à travers les continents, des premières campagnes de prévention en Afrique où on distribuait des capotes avec le mode d’emploi agrafé dans la capote, du viol utilisé comme arme d’extermination/humiliation/contamination massive, de l’humiliation / bannissement du "pestiféré" quelle que soit la culture , des crétins "hype" qui trouvent ça "excitant" de jouer à la roulette russe, des trafics de sang y compris dans nos beaux pays d’occident, des sordides histoires de fric sur les molécules et les médicaments … Ce n’est plus du cynisme, c’est du meurtre prémédité à l’échelle planétaire !
Bref.
Faut-il le dire ? Préservatif, qu’il pleuve qu’il vente ou qu’il neige, respect et soutien aux malades, financement public tant pour la prévention que pour la recherche, pression économique et diplomatique pour fournir des médicaments à ceux qui en ont besoin, hommes, femmes et enfants, y compris ceux qui crèvent là-bas dans l’ombre… A ma connaissance, on ne sait toujours pas clairement comment ce "syndrome" est apparu… Qui ou quoi que ce soit, il mérite la damnation éternelle, surtout si c’est dieu… |
posted by Lisbeï @ 12/01/2003 01:14:00 PM ::
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